Tuesday, April 26, 2005

À propos de l'indépendance de l'université

Le commentaire inséré dans le "blog" de Monsieur Bernard Rentier à donné lieu à un échange très fructueux que j'ai décidé de poursuivre par e-mail afin de ne pas surcharger son site. Je le réproduis intégralement ci-dessous.
J.P.



21/04/2005 : de Jorge Palma

Garantir l'indépendance de l'université vis-à-vis de tout centre économique, politique et/ou idéologique

Cher Monsieur Rentier,

Je me permets de revenir aux questions que j'ai proposées lors de la soirée organisée par le Réseau ULg, le 19 du mois courant.Mais permettez-moi, tout d'abord, de vous remercier pour l'espace d'expression constitué par votre "blog". Il est en soi une réponse démocratique en acte aux interpellations apparues dernièrement à propos de la forme de génération de l'autorité au sein de notre université, et son existence n'est certainement pas étrangère à vos prises de position successives en faveur de la liberté d'investigation et de publication (je pense en particulier à votre réaction face aux mesures liberticides à l'égard de la liberté de publication scientifique prises par l'administration Bush après le 11 septembre 2001, ou à vos initiatives en faveur de publications "on line", en accès libre ["Open Access"]); et je me permets de faire ici un lien avec l'une des questions que j'ai posées mardi, car il est en effet à craindre que si le brevetage des logiciels était adopté par l'Union Européenne, ce type d'initiatives ainsi que d'autres comme celle des logiciels libres verraient leur avenir fortement compromis.

Je reviens donc, en les développant, aux questions que j'avais adressées aux représentants des deux projets ce soir-là, non sans tout d'abord vous présenter mes excuses d'avoir, ce faisant, dépassé quelque peu les limites du thème central du débat. Mais, je dirais, à ma décharge, que je ne me suis permis de le faire qu'après avoir constaté que depuis une quinzaine de minutes les questions avaient déjà franchi le cadre du seul thème concernant la forme d'élection du recteur, mes questions ayant par ailleurs été formulées après une autre concernant les programmes proposés en matière de recherche scientifique. En outre, l'invitation du "Réseau" était, me semble-t-il, ambiguë à cet égard car elle se terminait donnant «rendez-vous le mardi 19 avril 2005, à 20h, (...) à toute personne concernée et/ou intéressée par l'élection du recteur et l'avenir de l'ULg». (Souligné par moi).

J'ai ainsi tenté de reprendre à mon compte une question posée lors de la soirée, "un peu pour provoquer", comme a dit son auteur, mais par son côté opposé. Ainsi, à la place dire: «Pourquoi ne pas remplacer les autorités élues par des experts extérieurs auxquels l'université ferait appel?» (question à laquelle, soit dit en passant, M. Corhay a apporté, exemples à l'appui, une excellente réponse car aucun technocrate, pour compétent qu'il puisse être, ne pourra mieux faire qu'un académique connaissant l'institution dès l'intérieur), donc, à la place de poser la question en ces termes, j'ai préféré de vous (me, nous) demander: «Que faire pour que ce type, cette façon de voir les choses -qui risque de prendre, progressivement, une place non négligeable y compris au sein des universités et ce en dépit du caractère provocateur de la question de mon prédécesseur- ne devienne pas un jour la manière naturelle de les aborder (ceci s'exprimant parfois d'une façon trop directe au sein des universités, au point de transformer radicalement le discours des scientifiques
http://www.presse.ulg.ac.be/communiques/occhio.html ),
compromettant ainsi l'indépendance, non pas d'une Faculté ou Département vis-à-vis de l'autorité centrale, mais, au contraire, de l'université vis-à-vis du monde extérieur?»

Autrement dit, comment garantir la liberté académique, entendue non comme la revendication du droit à un certain arbitraire, mais au sens de l'UNESCO: «Le droit et la liberté de rechercher la science pour elle-même, où que cette recherche puisse conduire», ce qui veut dire: attitude scientifique, pensée critique, liberté de choix des options scientifiques et philosophiques, liberté d'investigation, liberté d'expression, liberté de publication, indépendance vis-à-vis de tout centre de pouvoir idéologique, politique ou économique...
http://www.unesco.org/iau/p_statements/fre/la_declaration.html

Je me suis appuyé pour cela sur les mises en garde déjà anciennes du philosophe allemand Jürgen Habermas à propos de la "raison instrumentale", qui serait parvenue à occuper une place centrale dans la pensée occidentale, après avoir expulsé presque totalement ce que j'appellerais la "raison-raison" de cette même place centrale, place que cette dernière occupait depuis les Lumières. Je me suis permis d'évoquer aussi le concept de "pensée unique".

Cela dit, j'ai tenté de situer mes réflexions autour de la question de comment garantir l'indépendance de l'université, et donc la liberté académique au sens rappelé supra, dans le monde globalisé dans lequel ne sommes inévitablement insérés et auquel il serait absurde de vouloir se soustraire,
http://www.unesco.org/courier/2001_11/fr/doss11.htm
rappelant que les convoitises du monde financier n'épargnent évidemment pas le monde universitaire, partie intégrante d'un marché estimé à deux milliards de dollars par l'UNESCO.http://www.unesco.org/courier/2000_11/fr/doss0.htm

1) Ma première question a été, donc : «comment pensez-vous qu’il faudra œuvrer pour garantir cette indépendance et ces libertés face à la convoitise grandissante du monde économique?»

2) Cela m'a conduit à poser une deuxième question, découlant directement de la précédente :
Il y a tout juste un an, le groupe Attac-ULg lançait un appel adressé à l’ensemble de la communauté universitaire en vue de l’adhésion de l’ULg à la Magna Charta des Universités.
http://attac-ulg.fede-ulg.org/docs/MagnaCharta10-04.pdf
Cette charte, adopté à Bologne en 1988 et promue actuellement par l’Association européenne des Universités et l'Université de Bologne, proclame : «L'université, au cœur de sociétés diversement organisées du fait des conditions géographiques et du poids de l'histoire, est une institution autonome qui, de façon critique, produit et transmet la culture à travers la recherche et l'enseignement. Pour s'ouvrir aux nécessités du monde contemporain, elle doit être indépendante de tout pouvoir politique, économique et idéologique.»
http://www.magna-charta.org/home.html#
Un an plus tard, certainement par pure inadvertance, l’ULg ne figure toujours pas parmi les plus de 400 universités qui dans le monde entier ont adhéré à cette charte, restant ainsi la seule grande université belge à ne pas l’avoir signée.
http://www.magna-charta.org/magna_universities.html#b

Ma question étant, donc : «Prévoyez-vous l’adhésion de l’ULg à la Magna Charta des Universités?»

3) Et je me suis permis de poser une troisième question : «Comment vous positionnez-vous face aux propositions qui prônent le brevetage des logiciels (dont des algorithmes), du vivant, du bien commun... ; autrement dit, le brevetage non pas des inventions techniques mais directement des découvertes scientifiques?»
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/07/MARECHAL/12216
http://www.passant-ordinaire.com/revue/42-459.asp
http://www.namurlug.org/archives/licences/osdem/osdem.html

Je pense, très sincèrement, qu'il s'agit là de questions graves auxquelles nous ne pouvons pas nous soustraire en les relativisant, car il en va du futur de l'université en tant qu'institution et les menaces évoquées concernent la nature et la finalité mêmes de l'université.

Merci une fois de plus.

Jorge Palma

Adresse d'origine de ce commentaire :
http://bernardrentier.blogspot.com/2005/03/de-la-recherche.html#comments



25/04/2005 : de Bernard Rentier

Réponse aux trois questions de J. Palma:

1) On doit, me semble-t-il, résister avec la plus grande énergie à tout ce qui pourrait conduire à mettre l'Université sous la tutelle économique des puissances de l'argent. Il s'agit là d'une vieille préoccupation des universités et en particulier de celles qui se revendiquent du service public et qui prétendent à une liberté académique absolue quant à leurs choix de recherche et d'enseignement. Bien sûr, ce sentiment largement partagé par les universitaires, se retrouve dans le langage des responsables publics, mais malheureusement pas dans les faits. Le "lachage" des universités publiques par les pouvoirs publics les oblige à chercher leurs moyens de fonctionnement à l'extérieur et le combat pour que cette source providentielle ne se transforme pas en dépendance intellectuelle fait l'objet d'une lutte permanente. Je n'ai donc pas de recette toute faite, si ce n'est une vigilance constante par rapport aux tentations faciles et à l'abandon de notre liberté de choix.

2) On ne peut, évidemment que se sentir en phase avec les propositions de la Magna Charta des Universités, faites sous l'égide de l'European Association of Universities (EUA) dont nous sommes des membres actifs et dans laquelle nous devrions nous impliquer davantage. Je pense que l'absence le l'ULg dans la liste des signataires est une négligence bien involontaire qu'il nous faut réparer rapidement, et non la manifestation d'un désaccord, loin de là.

3) Le problème du brevetage des découvertes est un problème grave et délicat, auquel il serait trop long de prétendre pouvoir répondre dans ce cadre-ci. Personnellement, je suis favorable au brevetage des inventions et hostile à celui des découvertes. J'espère que chacun comprendra bien la nuance.

Bernard Rentier

Adresse d'origine de cette réponse :
http://bernardrentier.blogspot.com/2005/03/de-la-recherche.html#comments



25/04/2005 : de Jorge Palma (par e-mail)

Armer l'esprit critique et la vigilance des universitaires afin de garantir l'indépendance de l'université vis-à-vis des centres d'intérêt économique, politique et/ou politique

Cher Monsieur Rentier,

Ayant déjà inséré un commentaire dans votre "blog", je vous écris maintenant par e-mail afin ne pas en abuser dans l'utilisation de celui-ci.

Je vous écris surtout pour vous remercier très vivement pour vos réponses à mes questions. Elles me satisfont et me rassurent. Et je partage l'essentiel de votre analyse fondant vos réponses. Merci tout particulièrement pour ce qui concerne la Magna Charta Universitatum. Je pense en effet que ce document, sans être la panacée, constitue le plus petit commun dénominateur au départ duquel il faut se positionner afin de défendre l'idée même d'université.

Mais je ne vous cache pas qu'une grande inquiétude subsiste en moi. Elle découle précisément de votre constant à propos de l'une des causes du problème que j'ai tenté de mettre en relief: le "lâchage" des universités et en particulier de la recherche (fondamentale) par les pouvoirs publics, qui oblige les universitaires "à chercher leurs moyens de fonctionnement à l'extérieur et le combat pour que cette source providentielle ne se transforme pas en dépendance intellectuelle fait l'objet d'une lutte permanente". Je partage cette explication du problème, je pense même que vous pointez là à sa cause fondamentale. Plus grave encore: tout semble indiquer que cette tendance ne sera pas inversée et que, bien au contraire, elle ira en s'accentuant.

Je partage aussi votre proposition pour en faire face, quand vous dites qu'il n'y a pas "de recette toute faite, si ce n'est une vigilance constante par rapport aux tentations faciles et à l'abandon de notre liberté de choix". Mais mon inquiétude pointe précisément au "comment" nous armer et armer les chercheurs pour faire face de manière lucide aux menaces parfois très insidieuses et subtiles menaçant l'indépendance des universités.

Car, le "lâchage" par les pouvoirs publics ayant été progressif, le besoin de recourir à des moyens extérieurs a été lui aussi progressif, si bien que les plus récentes générations de chercheurs sont presque "nées" dans un système où la recherche "commandité" occupait déjà une place centrale par rapport à la recherche fondamentale. Cette situation ne peut pas ne pas produire une culture de la recherche tout à fait différente de celle engendrée par un contexte où c'était la recherche fondamentale qui occupait la place centrale; une nouvelle culture de la recherche où la coexistence entre connaissance et intérêt (ce dernier de signe essentiellement économique) serait devenue la manière naturelle d'organiser la recherche. Ce qui précède ne nous autorise bien évidemment pas à perdre de vue que déjà dans l'université moyenâgeuse, c'est à dire, dès la naissance même de l'université, cette dialectique entre connaissance et intérêt était bien présente; sauf que l'intérêt n'était pas, comme des nos jours, essentiellement économique, mais idéologique, théologique : la pression sur les scientifiques consistant à tenter à les amener a produire des résultats "scientifiques" en concordance avec les dogmes théologiques dominants (ou avec le "matérialisme historique", plus près de chez nous et de notre époque, dans l'université stalinienne) pour ne citer que quelques exemples.

[Commentaire ajouté le 27/04/2005: Je m'aperçois que dans ma tentative d'opposer intérêts idéologiques et intérêts économiques je suis, imperceptiblement, en train de tomber dans une grave erreur d'analyse consistant à gommer l'une des constatations centrales de la proposition critique de Habermas, celle qui consiste à dire que des nos jours ce sont justement la technique et la science elles-mêmes qui sont appelées, dans cette dialectique entre connaissance et intérêt que le philosophe met en exergue, à jour le rôle de moteur idéologique, de caution intellectuelle des nouveaux dogmes, de déguisement derrière lequel on tentera d'occulter les véritables intérêts en jeu. En réalité, l'économique ne doit être entendu ici que comme un raccourci pointant vers le fait que cette dimension est devenue la valeur centrale de notre société et que, en ce sens, elle ne désigne pas seulement le conflit d'intérêts qu'elle introduit dans l'univers de la science mais aussi le fait que, dans sa version "économie de marché", elle est devenue le dogme central de notre époque; autrement dit, que devenue idéologie, elle exprime, tout comme les vieux dogmes théologiques ou staliniens, une fausse conscience de la réalité].

Mon hypothèse est que, dans un tel contexte [de recul de la recherche fondamentale], l'esprit critique, condition essentielle pour mettre en avant "la vigilance constante par rapport aux tentations faciles et à l'abandon de notre liberté de choix", fera très probablement défaut. La formation active et systématique de cet esprit critique devenant ainsi indispensable.

Afin d'éviter tout équivoque, je souligne le fait que je ne mets nullement en question la probité morale des chercheurs, mais je pense que celle-ci ne suffit pas si elle est "aveugle", et qu'il est donc fondamental que ceux qui ont en charge leur formation, dépositaires eux-mêmes, ne fut-ce que parce que plus âgés, d'une autre expérience vis-à-vis de la recherche, agissent activement en vue de contribuer à "armer" la vigilance des premiers. Car, à côté de l'esprit scientifique et de la méthode scientifique il est devenu indispensable d'intégrer dans le dispositif scientifique la compréhension des conditions de production (sociales, matérielles) de la science et d'être pleinement conscients des intérêts de tout type qui entourent le travail scientifique.

Pour être plus concret : ne pourrait-on pas envisager d'introduire d'une façon plus systématique (déjà dès les baccalauréats ou des masters?), voire obligatoire (au niveau du doctorat ou de la préparation au doctorat?), des cours de philosophie des sciences, de sociologie de la connaissance ("les conditions de production de la science"), d'épistémologie?

Je vous réitère mes remerciements et vous souhaite, à vous et à Monsieur Corhay, un franc succès lors de l'élection rectorale.

Recevez mes meilleures salutations.

Bien à vous,

J. Palma



25/04/2004 : de Bernard Rentier (par e-mail)

Des cours de philosophie des sciences et d'épistémologie

Cher Monsieur Palma,

Je partage votre analyse et, en effet, ce que j'appelle "vigilance", ce sont précisément des cours de philosophie des sciences et d'épistémologie. L'idée est excellente et a déjà fait l'objet de nombreuses discussions, en particulier avec le doyen de la faculté des Sciences. Ces cours sont déjà donnés aujourd'hui, tout spécialement aux biologistes, suite à la détermination de M. Bouquegneau et de moi-même. Nous attendons une évaluation pour en généraliser le principe.

Bien à vous,

Bernard Rentier



25/04/2005 - de Jorge Palma (par e-mail)

Un grand espoir

Cher Monsieur Rentier,

Un grand merci pour votre prompte réponse. J'apprends ce que vous m'annoncez là, et que je ne soupçonnais même pas, avec beaucoup de joie. Notre ulg serait ainsi en train d'entamer une voie qui, je pense, pourrait devenir une contribution très fructueuse, même au-delà de nos murs.
Je ne vous cache pas je suis devenu, ce dernier temps, très pesimiste quant à l'avenir de l'université entendue comme ce "lieu de la recherche de la science pour elle-même, où que cette recherche puisse conduire", selon la définition de l'UNESCO et que, tout comme J.-F. Bachelet ("L'Université impossible"), je la voit, ainsi entendue, de plus en plus comme un projet devenu effectivement presque impossible.

Je ressens, donc, ce que vous m'apprennez sur ce qu'il se fait déjà dans la nôtre avec beaucoup d'espoir. L'idée de la généralisation de l'expérience me semble donc vitale.

Merci une fois de plus.
Bien à vous,

J. Palma

P.S. M'autorisez-vous communiquer les termes de votre réponse, et ma question, à un certain nombre de collègues proches?



26/04/2005 - de Bernard Rentier (par e-mail) :

Aucun problème!

B.R.